Le sens de l’art aux confins du droit : le droit relégué par l’art, Revue Lamy de droit de l’immatériel, 2012, n° 79, page 103
Est-il indigne de faire de l’art avec des morts ? La question peut sembler incongrue car nous sommes culturellement accoutumés à faire disparaître nos morts, en les inhumant ou en les incinérant. Cet enfouissement et plus radicalement cette désagrégation, voulus par le législateur, sont a prioriexclusifs d’une destination artistique du cadavre. Certes, la mort est depuis longtemps une source d’inspiration pour les artistes ; mais voilà que, s’affranchissant des tabous, l’art s’emploie à présent à s’emparer des morts en chair ou en cendre. C’est d’abord un regard qui est porté crûment sur le cadavre : non plus une représentation distanciée par la peinture, mais sa restitution en l’état par la photographie. Des photographes comme Diana Michener réalisent ainsi des clichés de corps humains dans les morgues ou de nouveau-nés conservés dans du formol ; l’américain Joel-Peter Witkin photographie des fœtus ou encore des assemblages de morceaux de cadavres. Dans cette célébration mortuaire du corps, l’art se sert aussi des morts pour en faire la matière de créations en utilisant pour cela, notamment, les cendres humaines : outre la confection de bijoux, celles-ci peuvent, mélangées à de la peinture, être utilisées pour la composition de tableaux. Au printemps 2010, un artiste californien, Daniel Ortega, a ainsi très sérieusement lancé un appel à donateur pour concevoir un tableau à partir de cendres humaines. À la même époque, la créatrice néerlandaise Wieki Somers exposait en Belgique une sélection d’objets fabriqués avec des cendres humaines, objets dénommés Natures mortesportant chacun une plaque commémorative frappée du nom du donateur : on pouvait alors apprendre que c’est une certaine Anne Lindeboom, décédée en 1984, qui a fourni la matière première pour l’œuvre Oiseau et grille-pain. Mais on découvre aussi que les pièces macabres du « nécro-art » ne se limitent pas à cela : à l’occasion, c’est le cadavre lui-même qui peut être constitué en œuvre exposée au public. On pense évidemment aux expositions de cadavres polymérisés qui se tiennent à travers le monde, troupes d’immortels d’un théâtre macabre dont Gunther von Hagens fut le premier concepteur. Sans doute celui-ci a-t-il dénié à ces manifestations toute ambition artistique et revendique plutôt une démarche éducative, pédagogique, dans un esprit de démocratisation de la connaissance anatomique. Mais nombreux sont ceux qui décèlent tout de même dans l’esthétisme des corps mis en scène une dimension artistique ou qui regardent l’exposition de ces corps polymérisés comme un nouveau concept de l’art actuel. Ils font pourtant penser aux écorchés de Fragonard, anatomiste français du XVIIIe siècle, dont la plupart des pièces – principalement des animaux – étaient à visée didactique mais dont certaines – constituées de cadavres humains figés dans des attitudes théâtrales – présentaient déjà, dit-on, un caractère artistique, comme le Cavalier de l’Apocalypse ou L’Homme à la mandibule.