Légicom 2015, page 119
Je vous rassure immédiatement : je ne vais pas dresser un compte rendu académique de la jurisprudence relative à la vie privée des personnalités politiques. Il serait d’ailleurs assez artificiel de vouloir déceler des orientations fermes de la jurisprudence compte tenu du volume, somme toute, assez modeste de contentieux. A fortiori est-il très difficile de détecter une évolution de la jurisprudence. Je me contenterai, plus modestement, de mettre en relief des tendances. Ces tendances, globalement, sont à un durcissement des conditions de protection de la vie privée au contact avec la liberté d’expression. On ne peut négliger, dans ce mouvement, des facteurs sociaux, encore que leur influence soit variable. Il y a d’abord, à l’évidence, une évolution du comportement des personnalités politiques elles-mêmes qui, de plus en plus, exposent leur vie privée comme un objet médiatique et un moyen d’apparaître connecté au réel. En partageant sa vie privée, la personnalité politique donne l’impression de s’incarner dans la « vraie » vie et témoigne d’une proximité avec le monde incolore des anonymes. La protection revendiquée de la vie privée s’érode alors dans la contradiction qu’il y a à l’afficher tout en voulant en conserver certains aspects secrets.
On ne peut cependant rendre les personnalités politiques seules responsables d’une dégradation des conditions de protection de leur vie privée. Un autre facteur tient aux vertus prêtées, dans une société démocratique, à la transparence. Il y a là une sorte d’impératif social selon lequel tout doit pouvoir être dit et pouvoir être su, et qu’il s’agit d’une valeur dans une société où l’information a vocation à être partagée, comme un indice de vérité, de sincérité, d’intégrité. La vie politique n’y échappe pas : l’idéal de transparence s’y propage comme une exigence démocratique. C’est d’ailleurs dans cet élan que le législateur a institué en octobre 2013 la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et a rendu obligatoire à de nombreuses personnalités politiques une déclaration de leur situation patrimoniale. On pouvait dès lors s’y attendre : la transparence était plébiscitée dans plusieurs commentaires publiés àl’occasion de la révélation de la double vie du président de la République.
Pour l’instant, la jurisprudence française s’y montre toutefois peu sensible. Si elle admet que des données de vie familiale – mariage, concubinage, séparation [1]V. TGI Thonon-les-Bains, 22 septembre 2006, à propos de la… – font partie des données « citoyennes » que le public est en droit de connaître, elle demeure attachée à ce que d’autres données, comme l’état de santé, demeurent couvertes par le secret. C’est la Cour européenne qui, sur ce terrain, est bien plus offensive. Dans deux décisions, rendues respectivement le 14 janvier 2014 et le 12 juin 2014 à propos de la liaison entretenue par un ancien Premier ministre finlandais et de l’enfant caché du prince Albert de Monaco, la Cour a estimé que ces révélations présentaient un intérêt pour le débat public dans la mesure où elles soulevaient la question de la capacité de ces personnalités politiques à exercer leurs fonctions de manière adéquate. Faut-il aller si loin ? La transparence est-elle toujours vertueuse lorsqu’elle agit comme un révélateur de ce qui peut être perçu, moralement, comme des travers ou des faiblesses pour les convertir en défauts pour l’exercice de fonctions politiques ? Ces décisions me gênent car il y a, dans ces appréciations, un fond de moralisme malsain. En quoi le secret gardé par une personnalité politique sur sa liaison avec une jeune femme ou sur l’existence d’un enfant naturel prédispose à une mauvaise gestion de la chose publique ? À ce compte-là, les relations extraconjugales de Valérie Giscard d’Estaing ou de Jacques Chirac, la double vie de François Mitterrand, la liaison de François Hollande avec Julie Gayet ne doivent pas être regardées comme des faits de vie privée mais comme des éléments de vie dissimulés susceptibles, comme tels, d’intéresser le débat démocratique. Poussée à bout, la transparence peut justifier tous les excès. Si transparence il doit y avoir, elle ne doit être, de mon point de vue, que relative, circonstancielle : la transparence n’est pas une fin en soi, mais le moyen de servir l’intérêt légitime du public d’être informé. C’est d’ailleurs ainsi que la Cour de cassation l’envisage, s’agissant par exemple de l’appartenance d’élus locaux à la franc-maçonnerie : considérant que la publication avait en l’occurrence pour contexte la mise à jour, « légitime dans une société démocratique », de réseaux d’influence et « que l’appartenance à la franc-maçonnerie suppose un engagement », les juges de cassation ont estimé que la publication était justifiée par l’information du public [2]Cass. 1re civ., 24 octobre 2006, comm. A. Lepage, Légipresse….
Pour en revenir plus précisément au sujet de la journée – y a-t-il des abus licites de la liberté d’expression – le droit à l’information du public constitue au demeurant l’axe principal autour duquel évolue la jurisprudence relative à la vie privée des personnalités politiques. Il y en a un second, dont je voudrais dire un mot, qui conduit à regarder la liberté d’expression, non pas sous les traits de la liberté d’informer ou de son corollaire, le droit à l’information, mais en tant qu’elle est la liberté de la personne elle-même de livrer au public des faits de sa vie privée quand ils concernent aussi autrui.